Ce ne sont pas les écrivains qui écrivent le mieux.
Ce sont les peintres ou les sculpteurs quand ils tiennent
un carnet pour leur seul besoin : ils écrivent alors
sans même s’apercevoir qu’ils écrivent,
ne cherchant que la justesse avec la rapidité.

Christian Bobin
In Mozart et la pluie

samedi 1 novembre 2008

Points de vue sur l’Art

Pour commencer ce blog voilà une sélection de quelques-uns de mes «Points de vue sur l’Art», des réflexions d’atelier notées depuis 1985. Plutôt que de longs développements, c’est volontairement que j’ai cherché la concision du propos. J’espère que ces réflexions pourront être utiles au débat sur l’art contemporain, ainsi qu'à la reconstruction d’un véritable sens pour l’Art des prochaines décennies.







10. On n’a pas encore bien compris – scientifiquement parlant – la force de l’intention dans la créativité de l’être humain, et tout ce qu’elle induit. Selon l’intention qui préside dans la pensée du peintre quand il peint, je suis convaincu que le résultat sera différent. Et cela même si, sur le plan formel, le tableau ressemble à ce qui était voulu par l’artiste. C’est l’effet qu’il aura sur les spectateurs qui ne sera pas le même. (1990)



21. La Poésie n'est pas une forme de l'écriture. C'est un état créatif de l'âme. Ceux qui, cherchant à transmettre une émotion, passent par une forme — écriture, peinture, musique, cinéma... — et, dépassant le signe, qui ne signifie rien de plus que ce qu'il montre, arrivent à l'Image qui laisse percevoir de façon subliminale, derrière un dit un non-dit, derrière un visible un univers invisible, ceux-là font œuvre de Poésie. La Poésie est nécessairement une méta-physique, même pour celui qui — croyant ne pas croire — capte avec son "feeling", son radar de l'âme, une vérité plus subtile que la trop réductrice vérité de l'apparence. La boue noire du pétrole brut est une vérité, mais est-elle toute la vérité ? Quand, partant de cette boue noire, on obtient par purifications successives un distillat de pétrole puis une pure essence, a-t-on alors moins de vérité ou plus ? Nous voyons donc que le subtil est plus complet que le grossier et que la vérité de toute chose se dévoile facette par facette, strate par strate, du grossier vers le subtil, de l'apparent vers le caché, du visible vers l'invisible. Il en est de même de la Poésie qui est une attitude de l'âme à sentir plus complètement et plus subtilement, et qui, par son effet et son éclairage, aide à percevoir la beauté des choses, visibles mais cachées. La Poésie est une nourriture métabolisante pour l'être humain. (7 août 1993)


22. Le principal n'est pas tant d'amasser une grande somme de données spirituelles, philosophiques, scientifiques et culturelles, mais d'avoir la capacité de multiplier les interconnexions entre ces données. Bien sûr ces interconnexions doivent être assimilées en pratique pour avoir un réel effet. Il y a probablement là quelque chose de semblable au fonctionnement du cerveau : certes, des milliards de neurones lui sont nécessaires, mais plus important encore sont les synapses - les connexions des neurones entres-eux - l'interaction des deux engendrant la puissance cérébrale. (4 septembre 1993)


23. Je tente de parvenir à ce qu’une œuvre ait assez de force, assez de "miroir" en elle-même pour qu’après un instant, le spectateur, au lieu de simplement regarder l'œuvre pour elle-même, commence à s’interroger sur sa propre vie, sur ses propres questionnements, qu’ils soient psychique ou métaphysique. Tout mon travail artistique cherche à atteindre cela. (Novembre 1993)


24. Sous l'influence des Grecs puis des Romains, l'Art était Violence et Beauté. Maintenant, il n'est que Violence. Tout a été "désacralisé" et les artistes ont pris plaisir à déstructurer et à rabaisser les choses et les êtres, puis à les anéantir, sans se rendre compte qu'en faisant cela, ils s'abaissaient et s'anéantissaient eux-mêmes. Les êtres humains sont, actuellement, tellement noyés dans la matérialité qu'ils ne voient plus que l'horreur, la guerre, les morts, les massacres, les souffrances. Oui, cela fait partie de la vie, mais ce n'est pas toute la vie ! (Mai 1994)


25. Puisque nous nous sommes rabaissés jusqu'à l'indignité, il n'est pas étonnant que nous soyons attirés par les déchets. L'art de la récupération se porte bien : une poubelle devient une merveille et sur le mur d’une galerie, quelques jerrycans cassés du Sahel deviennent une "œuvre". Mais valant de 20.000 à 60.000 Francs, ce qui est cher payé l'éboueur ! (Juin 1994)


28. Les artistes de notre époque sont désespérés du monde et d'eux-mêmes. Ils se sont précipités, non dans une impasse dont on peut ressortir, mais dans une nasse : on ne peut en sortir même en faisant marche arrière. Il faudrait casser le filet si tant est que cela soit possible ou, surtout, ne plus s'engouffrer dedans ! Arriverons-nous à trouver un véritable avenir pour l'art ? Cela dépend de nous de ne pas – mouton de Panurge – nous engouffrer sottement derrière nos aînés sans voir où cela mène. Comme dans le tableau de Bruegel, La parabole des aveugles, nous sommes comme le dernier de la file. Nous ne savons pas où nous allons, mais si nous ne quittons pas le rang, nous finirons dans le fossé comme le premier. (Juin 1994)


30. En cette fin de siècle, toutes les recherches formelles ont été faites, toutes les portes de la Forme ont été ouvertes. Continuer à travailler uniquement sur ces problèmes m'intéresse peu. Maintenant, c'est sur la "révolution" du Fond qu'il nous faut avancer, et c'est ce à quoi je me suis engagé depuis une dizaine d'années. Après l'époque "destroy" qui avait envahi les pensées – et peut-être fallait-il en passer par là – c'est à la reconstruction qu'il faut s'atteler. La reconstruction d'un sens pour l'Art, c'est-à-dire d'un art qui ait vraiment quelque chose de profond et de régénérateur à transmettre. L'Art est comateux, il faut d'urgence le réanimer. Au sens vrai du terme : lui redonner une âme. (Juin 1994)


31. Nous avions travaillé sur le fond. Mais ce fond, touchant au politique, au sociologique, au psychique, au psychanalytique, est toujours, pour moi, un fond "matériel". Nous avons constamment dénoncé ce qui nous semblait ne pas aller dans le monde et chez les autres. Rarement en nous-mêmes. Et c'est cette dénonciation qui a amené ce mouvement de destruction. Nous avons dénoncé les guerres, au Vietnam, au Liban, toujours ailleurs, alors qu'en nous-mêmes, en nos propres pulsions, c'est "Sarajevo" tous les jours ! Il ne coûte pas grand chose de dire "à bas la guerre Ailleurs". C'est autre chose de l'arrêter en nous. Et c'est cette implication qui coûtera forcément aux artistes s'ils veulent donner à l'Art son sens vrai, profond, subtil, complet. Quand, en 1969, j'ai peint Hiroshima/La Mort, travaillant sur le signifiant et le signifié, mon intention avait un sens. Mais c'était toujours ce sens "matériel", psychique, de dénonciation des horreurs du monde. Dénoncer ce qui ne va pas ne construit en rien ce que nous avons comme idéal. Ce n'en est, au maximum, que la première étape. Reconstruire un sens pour l'Art, voilà une tâche encore plus difficile et certainement que des dizaines d'années passeront avant que nous n'y arrivions. Voilà, pour moi, le vrai défi du siècle à venir. (Juin 1994)


32. Tant que nous nous contentions de bouleverser la forme, cela ne portait pas à conséquence pour l'artiste car cela ne l'engage pas vraiment lui-même. Par contre, si nous voulons ré-élaborer un sens pour l'art, ce sera ardu car nous ne pourrons faire l'économie d'une transformation personnelle profonde, difficile. Il nous faut changer notre système de pensée, et à la suite notre comportement, pour que notre vision du monde change. Je ne vois aucune autre possibilité : pour réanimer l'Art, nous devrons nous réanimer nous-mêmes. (Juin 1994)


35. L'œuvre artistique doit être un miroir. Elle doit aider, par l'intermédiaire de l'émotion intérieure, l'être humain à revenir vers lui-même, réactivant le questionnement. De questions en questions jusqu'à la Question : quel est le mystère de ce "je" qui se pense ? (Juin 1994)


37. "Destroy" - Détruire. Cela n'a pas été facile et 150 ans ont été nécessaires pour que les artistes acquièrent une réelle liberté d'expression picturale. Je ne dis donc pas que se libérer de "l'ancien" ait été facile. Seulement, depuis une cinquantaine d'années, tout ce qu'on a pu voir reste essentiellement une "révolution" de la forme et je ne vois nulle part l'émergence d'un authentique mouvement pour repenser l'Art. (Juillet 1994)


38. Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est, nous le voyons tel que nous sommes. L’œuvre d’un artiste nous dévoile son portrait intérieur. (Octobre 1994)


41. Toute une partie de l'art des trente dernières années - à force de déconstruction et d'éthique de l'absurde, d'acharnement à déstructurer l'art et à lui donner le minimum de signification se meurt d'asémantique. (Février 1995)


42. Si Dada est l'absurde érigé en éthique, je suis anti-Dada et revendique une éthique du "sens profond" et de "l'intelligence", c'est-à-dire l'émergence de la Raison transcendante. (Février 1995)



52. Un tableau n'est pas réductible à des traits, des formes et des couleurs. Il est bien au-delà de la somme des parties. Et c'est cela le mystère sublime de l'Art. (1999)


55. L'Art contribue, de façon subliminale, à transformer l'être humain. (2001)


57. Dans son livre La chambre claire, note sur la photographie, Roland Barthes dit : “Au fond la photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive.” Je trouve ce point de vue très pertinent autant pour la photographie que pour l’art en général et j’ai le sentiment que cela s’applique très bien à l’intention de mes recherches. (octobre 2006)


61. Dans mes courts métrages vidéos je ne raconte pas une histoire, j’enfile perle à perle des émotions. (janvier 2007)


66. Une de mes recherches : obtenir la plus forte efficacité émotionnelle avec la plus grande simplicité de moyens. (juillet 2007)


72. De même qu’Einstein à unifier énergie et matière en montrant qu’elles sont deux faces d’une même réalité, je reste persuadé qu’il en est de même pour l’Art, la Science et la Philosophie. Ces trois merveilles de la connaissance humaine sont trois facettes du même diamant. (7 décembre 2007)


75. J’entends certains créatifs, artistes plasticiens, cinéastes, écrivains, dire qu’ils font des œuvres extrêmement violentes pour dénoncer la violence présente dans nos sociétés. Il me semble que la meilleure dénonciation d'une chose c'est l'exaltation de son contraire. Quant on a été mordu par un serpent venimeux et que du venin a été inoculé dans notre corps, on ne s’injecte pas une autre dose de venin mais un antidote. À mon point de vue l’antidote au venin de la violence, de la dureté de cœur et de la haine c’est d’inoculer dans la pensée des gens – via l’art – cette haute et noble émotion qu’est la tendresse. La tendresse, c’est la pointe fine de l’amour, ce par quoi l’amour dépasse l’animalité pour atteindre l’humanité. Il n’y a qu’à voir combien de millions de femmes se plaignent, dans leurs rapports amoureux, du manque de tendresse des hommes pour être convaincu que c’est bien ce manque qui pose problème depuis toujours, et encore actuellement. (27 février 2008)


79. L’idéologie culturelle actuelle aime – je dirais même encense – les œuvres « décalées », « impertinentes », « provocatrices ». Ces mots reviennent sans cesse dans les critiques des médias, avec une évidente connotation positive. Mais à mon sens, c’est extrêmement conjoncturel, comme une mode, un snobisme, une réaction adulescente, un reliquat de l’onde de choc de Mai 68. À cette époque là, nous avons été provocateur et impertinent, mais quarante ans plus tard cela me semble absolument ridicule, une vieille arrière-garde qui voudrait se faire passer pour une avant-garde ! Nous nous en rendrons compte plus tard, quand nous serons débarrassé des scories de la vieille modernité. (15 mai 2008)



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© André Marzuk, ADAGP, 2008
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